This website requires JavaScript.
Avatar
Crise des Identités de Genre - Controverses sur le Genre : Mobilisations et Luttes en Temps de Crise
Abstract
Crise des Identités de Genre - Controverses sur le Genre : Mobilisations et Luttes en Temps de Crise : rencontre du cycle "Agir en temps de crise - Les grandes crises contemporaines" organisée par Séverine Mathieu, directrice d’études à l’EPHE-PSL et Saadi Lahlou, directeur de l’IEA de Paris, et animée par Frédérique Matonti, professeure de Science Politique à l’Université Paris I - Panthéon-Sorbonne.

Le genre est une composante tellement importante, pratiquement ontologique, des rôles et des statuts, qu’il structure non seulement la société mais même la langue. Changer les rapports entre genres, et la composition des rôles est donc une révolution profonde ; et les révolutions passent inévitablement par des phases de crise. S’il y a une crise de l’ordre genré, quelles leçons politiques en tirer ?

Agir en temps de crise - Controverses sur le genre : mobilisations et luttes

Synthèse de la rencontre

Enseignements et pistes d'action

  • La pandémie a allongé de 36 ans le temps qu’il faudra pour parvenir à l’égalité femmes-hommes au niveau mondial. Elle a aussi révélé le pouvoir potentiel des femmes : sans l’activité de ce peuple du « care », le monde n’aurait pu continuer de fonctionner.
  • La peur de la contamination a réveillé des discours sur la pureté. Ceux-ci ne sont jamais bons pour les femmes, qui sont la figure de « l’autre », elle-même révélatrice du statut des minorités.
  • La pandémie a mis en lumière notre interconnexion, mettant à mal l’approche individualiste prévalant dans nos sociétés. Cela pourrait permettre de valoriser une éthique du « care » utile aux mouvements progressistes.
  • Les études de genre sont parfois perçues comme une infiltration d’idées américaines, alors qu’il s’agit d’un champ de recherche international complexe. Cette vision caricaturale signe une approche nationaliste et anti-intellectualiste.
  • Une révolution anthropologique est en marche. Celle-ci va remettre en cause notre système de négligence vis-à-vis des minorités, des femmes, de la nature. Encore peu médiatisée, elle est particulièrement visible chez les moins de 25 ans.
  • Pour éviter qu’un fossé entre les mouvements féministe, anti-raciste, environnementaliste et le reste de la population ne se creuse, il faut soigner la mise en récit des données scientifiques et encourager la pensée critique. Les chercheurs ont un rôle clé à jouer…

Décryptage

Les deux faces de la pandémie

La crise n’est pas seulement une rupture dans le cours normal des choses, elle permet de voir de manière plus vive les problèmes de fond. Les femmes sont les premières à avoir perdu leurs emplois (deux fois plus de risque que les hommes) et en France, les violences domestiques ont augmenté durant le premier confinement. D’ici l’an prochain, 47 millions de femmes supplémentaires vont sombrer dans l’extrême pauvreté (ONU). 135,6 années seront désormais nécessaires pour parvenir à la l’égalité femmes-hommes au niveau mondial, contre 100 avant la pandémie. Cette crise a néanmoins révélé l’importance et le pouvoir potentiel du peuple du « care », majoritairement féminin. En effet, plus rien n’aurait fonctionné sans leur activité. Pour Najat Vallaud-Belkacem, la société tient grâce aux femmes : cela devrait être un facteur de pouvoir.

Les discours de pureté ne sont jamais bons pour les femmes

La pandémie a renforcé l’imaginaire d’un État-nation comme corps pur nécessitant des frontières fermes pour écarter les éléments contaminants. Historiquement, les discours de pureté ne sont jamais bons pour les minorités, souvent perçues comme des agents contaminants (Juifs, Roms, homosexuels, personnes racialisées, etc.) Les femmes représentent symboliquement l’ouverture, le risque de porosité du groupe, du pays, des frontières : elles peuvent représenter l’agent infectieux. Delphine Horvilleur rappelle que dans un corps sain, 10 à 15 % de l’ADN est d’origine virale : il existe en nous une impureté fondamentale qui nous permet de fonctionner.

À la croisée des chemins : vers un bouleversement anthropologique ?

En hébreu, le mot crise se dit « machber ». Cela vient d’un mot dans la Bible signifiant « table d’accouchement ». La salle d’accouchement est le lieu d’une crise : l’endroit des plus grands espoirs ou des plus grandes terreurs. Nous vivons un moment de bifurcation anthropologique qui se structure autour de deux voies. D’une part, une voie conservatrice qui cherche à maintenir le modèle de domination actuel sous perfusion, ce modèle néolibéral qui joue la concurrence entre les individus et creuse les inégalités sociales. D’autre part, une voie constructrice, animée notamment par les mouvements féministe, LGBTQI, antiraciste, écologiste. Ces groupes militants bouleversent un ordre établi souvent genré. Il y a une convergence entre toutes les luttes contre un système de négligence (à l’égard d’une partie de la population et de l’environnement). Contrairement à ce que les médias laissent penser, une véritable révolution anthropologique est en marche, notamment au sein des jeunes générations.

La possibilité de repenser l’interdépendance dans un contexte mondial

La pandémie permet d’appréhender nos relations à la lumière de l’interdépendance plutôt que du nationalisme ou de l’individualisme. Cette approche existe depuis longtemps dans le féminisme. Elle est notamment articulée autour de l’éthique et de la politique du « care » qui pourrait aider à repenser l’idée plus « masculine » d’une individualité défendue et isolée. Nos corps ne nous contiennent pas : ce sont des seuils qui nous mettent en relation avec d’autres, dont des inconnus, dont les déplacements et la respiration affectent nos vies. Nos corps nous rendent vulnérables aux actions d’autrui. Les mouvements féministe, LGBTQI, Black Lives Matter, environnementaliste, nous ramènent tous à la question du corps : ils ont en commun de vouloir permettre aux individus de respirer, de marcher dans la rue sans craindre pour leur vie.

Le genre : une infiltration américaine ?

« La théorie du Genre » aurait été importée des États-Unis et aurait infiltré l’Europe. Il y aurait des idées françaises « pures », qui pourraient conserver leur identité propre si elles n’étaient pas victimes de ces infiltrations de l’extérieur. Cette construction nationaliste empêche de s’engager dans des conversations internationales. Les études de genre sont un domaine complexe qui existe dans toutes les grandes universités de recherche du monde. Cette approche traduit aussi une forme d’anti- intellectualisme : les critiques ne lisent pas les études, ignorent la variété des méthodologies, la complexité des débats, ne s’interrogent pas sur la traduction dans différentes langues, etc. Il en va de même avec la théorie critique de la race : un domaine complexe, à l’histoire longue et aux nombreux débats internes. Les deux domaines incarnent les fantasmes d’un spectre uniforme menaçant la pureté de la nation. Judith Butler souligne la nécessité d’être attentif à cette idée d’infiltration, car il s’agit du même champ lexical que celui utilisé au sujet des migrants ou de l’Islam.

Miser sur l’hyperviralité des récits

Il existe parfois un décalage entre militants, chercheurs, politiciens ultras informés et le reste de la population qui n’avance pas à la même vitesse (en partie du fait de préoccupations liées à des difficultés économiques considérables). Pour Najat Vallaud-Belkacem, il faut prendre le temps de regarder où en est la société et faire un pas avant celle-ci, mais pas deux, pour éviter de provoquer une réaction susceptible de stopper toute progression. Il est nécessaire de développer des outils, de produire des données compréhensibles du grand public afin de mettre à jour les inégalités (parfois invisibles sans ce travail). Les données brutes ne sont pas suffisantes : un travail culturel est nécessaire. Il faut des récits et des métaphores : celles-ci permettent d’articuler individuel et systémique. Elles sont en outre capables de se diffuser très vite (le « I can’t breathe » de Black Lives Matter, par exemple). Delphine Horvilleur souligne cette puissance des récits et indique qu’en matière de genre, la culture populaire a retenu une histoire basée sur une erreur de traduction : l’hébreu dit que la femme est créée à côté d’Adam et non de la côte d’Adam. À un accent près, hommes et femmes auraient pu être côte à côte, dans une position de dialogue. Le partage d’histoires est un outil de résilience dont il faut se saisir.

Quel est le rôle des universitaires ?

Pour Judith Butler, les chercheurs doivent sortir de leur sphère et participer au débat public, non pas en tant que polémistes, mais en tant que « penseurs publics ». Ils doivent traduire leurs théories en langage populaire, montrer pourquoi certains présupposés doivent être remis en question, mais surtout reformuler ces questions de manière à faire participer discussion les personnes hors du monde scientifique. Leur rôle est d’encourager le débat ouvert et la pensée critique.

Le risque d’un pouvoir autoritaire consolidé par la pandémie

Durant une crise sanitaire, il y a des raisons de consolider le pouvoir de l’État et les citoyens sont plus disposés à donner du pouvoir à leur gouvernement. Lorsqu’un État devient autoritaire et que les personnes au pouvoir exigent la consolidation du patriarcat et considèrent que le sexe biologique devrait déterminer le rôle et le statut de chacun dans la société, cela a un impact négatif sur la justice de genre, la liberté de genre et l’égalité de genre. Pour Judith Butler, nous faisons face à cette tendance. Delphine Horvilleur rappelle la célèbre phrase de Gramsci : « Un monde ancien tarde à mourir, un monde nouveau tarde à naître et dans l’entre-deux surgissent des monstres. »

La femme, figure de « l’autre » révélatrice du statut des altérités

Dans les traditions religieuses, le féminin raconte l’autre, celui qui ne dispose pas du pouvoir politique classique, mais qui va devoir s’imposer par d’autres moyens (ruse, langage, séduction, manipulation, etc.). Cette « autre » est le grain de sable qui dérange, qui subvertit Dans tout système, la place qu’on fait ou non aux femmes raconte celle qu’on attribue à tout « autre » (étranger, non-croyant, homosexuel, etc.) La question du genre permet donc de penser à des questions politiques plus larges. Nos sociétés sont-elles prêtes à faire de la place à un autre en acceptant qu’il ou elle puisse être à la fois un autre et le même que nous ? Pour Delphine Horvilleur, si on voit seulement en la femme une autre, les minorités resteront enfermées dans une identité qui n’est que celle de l’altérité.

5/26/2021